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07/03/2015

Regarder ceux qui ne voient plus... et ceux qui voient

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Pour la dernière et pour la première fois: c'est le titre de la superbe exposition de la photographe française Sophie Calle (jusqu'au 10 mai 2015), que j'ai pu voir récemment au Musée d'art contemporain de Montréal.
Artiste multidisciplinaire, elle fait appel à des techniques nombreuses mais simples pour exprimer un propos lumineux qui suscite l'émotion, touche une corde sensible chesophie calle,musée d'art contemporain,montréal,pour la dernière et pour la première foisz ses contemporains de tout âge et de toute culture. Les sens, l'esprit, le coeur, l'être tout entier sont tour à tour sollicités.
Première fois, dernière fois: deux projets différents, en rapport avec le regard, la vision, l'oeil, la vue, le sujet et l'objet.

La dernière image
"Je suis allée à Istanbul. J’ai rencontré des aveugles qui, pour la plupart, avaient subitement perdu la vue. Je leur ai demandé de me décrire ce qu’ils avaient vu pour la dernière fois", écrit Sophie Calle (photo ci-dessus, à droite).
Treize humains, 13 histoires, 13 drames, 13 oeuvres. Chacune comprend une ou plusieurs photos du sujet, une (ou plusieurs) image reconstituée de la dernière chose qu'il a vue avant de devenir aveugle, et un texte relatant comment il a perdu la vue.
Accident de la route, agression, erreur médicale, maladie de l'oeil: les récits factuels à la première personne, détaillés ou très brefs, inspirent le titre du montage: Aveugle  au camion, Aveugle au minibus, Aveugle à l'horloge, Aveugle au fusil (photo du haut).

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La plus émouvante: L'aveugle au docteur, qui fut opérée à huit ans pour une tumeur au cerveau.

"Le docteur m'a prise dans ses bras comme on prend un bébé".

Je n'en cite pas plus long, à vous de découvrir la bouleversante histoire de cette femme (photo ci-dessus).
La vie de chacun a repris son cours, à tout jamais désormais teintée, brisée, déchirée par cet événement survenu dans leur passé proche ou lointain,
L'émotion, la tristesse, l'empathie, l'angoisse s'emparent du visiteur regardant ces gens qui ne peuvent plus voir. Ces 13 rencontres inattendues avec nos frères, nos soeurs nous ramènent aussi à notre propre fragilité. Nous ne sommes jamais à l'abri de telles choses.

 

Voir la mer
Comme un grand bol d'air frais, l'autre volet de l'exposition nous fait le cadeau d'une consolante brise marine. Sophie Calle a choisi cette fois des gens qui n'avaient jamais vu la mer, même s'ils vivent dans une ville (Istanbul) entourée d'eau.

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Elle les a conduits sur la plage et les a filmés, qui voyaient l'océan pour la première fois. Les vidéos sont diffusées en boucle sur de grands écrans disposés dans une une immense salle (un écran pour chaque sujet).

Tout en écoutant le bruit des vagues, nous voyons ces hommes et ces femmes de dos, debout devant la mer. La plupart demeurent immobiles, quelques-uns semblent soupirer, d'autres encore s'essuient les yeux: ils pleurent devant cette immensité qu'il découvrent.
À la fin, chacun et chacune se retourne face à nous, lentement, se détachant comme à regret du fabuleux spectacle.

La tristesse bouleversante qui m'avait saisie devant les drames des aveugles fut remplacée par une sorte de plénitude, de joie à partager avec ceux-ci l'éblouissement d'une révélation.

Je suis sortie remuée, agitée de mille questions, me demandant entre autres si je n'avais pas enfreint quelque règle éthique en entrant ainsi dans l'intimité de ces personnes... mais elles-mêmes ont aussi fait irruption dans ma sphère intime.

En tout cas avec le sentiment d'avoir rencontré une vraie créatrice. Et son oeuvre exceptionnelle, unique, dont je me souviendrai longtemps.

13/06/2014

Y a-t-il une question dans la salle?

Chaque fois que je vais à Montréal, je passe par le Musée d'art contemporain. Même si je ne sais pas à l'avance quelles expositions y sont présentées, je suis sûre d'y trouver des choses intéressantes. Par exemple l'exposition permanente La Question de l'abstraction qui dure jusqu'en avril 2016, période émaillée d'expositions temporaires sur le même thème. J'ai photographié (en hiver) l'affiche, sur un mur extérieur du MACM:

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L'exposition comprend 104 oeuvres de 56 artistes québécois, illustrant diverses époques et tendances de l'art abstrait d'ici.

La visite de cette exposition fut un parcours fabuleux, à cause de la qualité et de la beauté des oeuvres. Cependant je me suis posé la question: pourquoi parler d'art abstrait?

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(Rita Letendre, Malapeque II, 1973 Acrylique sur toile. Musée d'art contemporain)

Pour moi, la peinture ne peut pas être abstraite. Ce sont des formes, des masses de diverses tailles, de la lumière, des couleurs obtenues par des gestes concrets: le mélange des matières, le pinceau, la spatule ou un autre outil qui les prélève, le bras ou la main qui les applique sur un support.

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(Marcel Barbeau, Rétine Virevoltante, 1966, collection MCAM)

Tous ces éléments attirent mon attention vers quelqu'un, un créateur qui se livre tout entier dans cette oeuvre, corps et esprit. J'essaie de saisir sa main tendue, son esprit, ce qu'il veut me dire. Que la toile représente une vierge à l'enfant ou une série de cubes de diverses couleurs, c'est la même démarche, de part et d'autre.

Parfois je comprends bien, parfois pas du tout, parfois j'aime, parfois pas du tout (et au fond mon opinion n'a d'importance que pour moi-même). Et cela n'a rien à voir avec le fait que je puisse, ou non, identifier un sujet représenté sur la toile.

En réalité, dans ces formes géométriques, ou ces lacis de lignes droites ou courbes, ou ces amas de couleur qui semblent à prime abord ne rien représenter, je finis -presque- toujours par trouver quelques éléments de figuration: cela ressemble à un paysage, à un visage, à un nuage, à une montagne, à un animal, à une maison, une chaise, une bouteille...

Faudrait-il parler d'art non figuratif plutôt que d'art abstrait? Encore là, la frontière entre figuratif et non figuratif est floue:

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Dans la toile (ci-dessus) de Marcelle Ferron intitulée Champ russe, par exemple, je distingue d'abord des formes organiques, des végétaux qui suggèrent la vie, le mouvement. En même temps, les teintes neutres, brunâtres, évoquent non pas la fertilité et la floraison, mais l'humidité, l'enfermement. On sent des secrets, des choses mystérieuses palpiter sous cet enchevêtrement.

La forme des bandes bleu-vert évoque la faux (la faucille) qui tranche. À la limite, tout ces éléments pourraient être inorganiques, armes et outils de métal et de rouille (idée appuyée par le titre du tableau). Diverses possibilités d'interprétation, certes, qui ne rendent pas pour autant la chose abstraite.

Dirait-on que cette oeuvre d'Alfred Pellan (qui ne fait pas partie de l'exposition au MACM), où l'on distingue nettement une forme humaine et une forme animale, est abstraite?

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En fait, la question s'est surtout posée autrefois, quand des créateurs et groupes d'artistes (par exemple ceux du Refus global au Québec) se sont insurgés contre la représentation. Ils ont choisi de laisser leurs mouvements internes et intimes, leurs impulsions, leurs idées les plus folles guider leur choix de formes et de couleurs.

Cette rupture radicale avec la tradition de la figuration fut un moment fort de l'histoire de l'art, on ne peut le nier. À mon point de vue, elle a permis de mettre en lumière le processus et la nature de la création artistique.

Vie, vibration, échanges.

N'empêche qu'aujourd'hui encore, bien des gens (et j'en connais plusieurs) ne sont pas à l'aise avec des oeuvres non figuratives, car ils se demandent toujours qu'est-ce qu'elles sont censées représenter...

Pour ma part en somme, je crois que la peinture ne peut être abstraite: elle est toujours concrète.

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(Paterson Ewen, The Star, 1962. Collection MACM)