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19/11/2009

Catatonie: salutaire inconfort

J'ai été voir Catatonie, corps séquestrés, du Théâtre CRI mercredi soir, 18 novembre. La salle (de répétition) d'une centaine de places était presque pleine.

catatonieJF.jpg

(photo: Jean-François Caron, Voir)

J'ai beaucoup aimé cette production originale, troublante, déstabilisante, mise en scène par Guylaine Rivard à partir d'une idée de Dominick Bédard, qui explore le degré zéro du jeu théâtral. Trois des quatre comédiens (extraordinaires Vicky Côté, Martin Gagnon et Dany Lefrançois) incarnent en effet des personnages catatoniques: immobiles, sans expression, coquilles vides, corps séquestrés, esprits séquestrés dans ces corps.

Grâce Castonguay (extraordinaire performance d'Émilie Gilbert-Gagnon) ramène chez elle ces trois patients d'un hôpital où apparemment elle travaille.
Dans quel but? On ne le sait pas. À chaque spectateur de trouver une explication. Les pistes offertes par la pièce sont nombreuses:  déjouer la solitude, établir un contact avec des gens qui ne lui feraient pas peur, réaliser un désir paradoxal d'aller vers l'autre et de le fuir, maladie mentale.
Avec cette matière brute et inerte que sont ces corps, pourtant des êtres humains suscitant chez elle une certaine compassion, elle tente la mise en scène d'une vie quotidienne, familiale (dont, peut-on penser, elle rêve dans sa solitude extrême meublée seulement par les images et le son d'un téléviseur). Ses prisonniers ne répondent pas à ses directives (manger, boire, échanger des regards, faire le ménage, faire l'amour, prendre le sein) de sorte qu'elle doit elle-même leur faire exécuter les gestes, en poussant leurs bras, leurs jambes, leur corps dans les positions souhaitées.

Elle seule s'agite, bouge, souffle, et ne rencontre que le vide de ces corps immobiles. Son désir, jamais nourri par un échange, va toujours plus loin sans jamais rencontrer de réponse, et finit par se renvoyer à lui-même, provoquant un sentiment de frustration, d'impuissance, de colère contre soi et les autres.

En sous-texte, une métaphore du théâtre lui-même: les acteurs et le metteur en scène. Et une question: que se passe-t-il si les acteurs ne jouent pas? Le metteur en scène ne peut pas le faire à leur place. Le jeu s'arrête, comme cessent les tentatives de Grâce, à cause de l'inertie de ses acteurs et aussi de sa propre désorganisation.

Quelle est la position respective et relative de l'acteur et du metteur en scène, quel est leur rôle non pas dans la pièce mais comme collaborateurs dans une création, quel est le désir qu'ils partagent, sont-ils de la même trempe, de la même eau, de la même classe sociale? (Question qui peut se poser aussi pour d'autres groupes artistiques: le chef d'orchestre et les musiciens, le chorégaphe et les danseurs. D'ailleurs, par son caractère très physique, axé sur le mouvement et non sur la parole [quasi inexistante], Catatonie s'apparente à un ballet).

Ultimement, qu'est-ce qu'un acteur? Ces magnifiques comédiens, qui ont appris à exprimer des émotions,  à incarner des personnages vivants et vibrants, on leur demande de faire table rase de tout ce qu'ils ont appris (et qui leur est utile néanmoins dans Catatonie) pour n'être... rien! Rien d'autre que des corps immobiles au regard absent. Quelle épreuve et quel défi! (relevé avec humilité et brio). Malgré tout, leurs attitudes, leurs micro-réactions aux gestes de leur gardienne, assimilables à des réflexes, ébauchent pour chacun un semblant de caractère, de personnalité.

afficheCatatonie.jpg

L'astucieuse scénographie de Stéphan Bernier reproduit un intérieur minable et pauvre, où détonnent quelques tableaux accrochés au mur. On y distingue vaguement des sièges vides dans une salle, sauf pour l'un d'eux dont le sujet nous est révélé à la fin par l'éclairage: ce sujet, c'est la table de cuisine (que l'on reconnaît d'abord par le bol bleu qui est posé dessus) située juste devant. Admirable mise en abyme (comme dirait un professeur de ma connaissance) que cet objet à la fois tableau et miroir. Tableau qui peint, miroir qui reflète la table... la tabula rasa à laquelle ont dû consentir les acteurs pour jouer ces personnages catatoniques. Comme les scènes que l'on a sous les yeux sont une mise en abyme des rapports entre metteur en scène et acteurs.
Sur le sens humain de ce scénario, on peut parler de considérations sur la souffrance, la solitude, la maladie mentale, présentée à travers le récit d'une crise (induite par un état psychique que l'on devine douloureux)  qui permet d'atteindre l'affect du spectateur.
Quelques gestes causent un malaise (déshabillage, imitation des gestes de l'amour), mais ils ne vont pas très loin, on reste dans le pudique et l'acceptableGuylaine Rivard demeure à l'orée d'un théâtre  plus trash et plus cru (qui aurait été une avenue possible), se contentant de suggérer le sang et les fluides corporels par le café et les autres boissons qui dégoulinent quand Grâce tente de les faire avaler à ses pensionnaires, ou qui se répandent au gré d'un geste involontaire.
Avec ce théâtre expérimental qui explore des avenues peu fréquentées et pousse le spectateur hors de sa zone de confort,  Guylaine Rivard et son équipe du théâtre CRI (acronyme de Centre de recherche et d'interprétation), se livrent à une démarche artistique rigoureuse et stimulante, nous offrant une matière à la fois étrange, étonnante et solide, une proposition à laquelle on peut adhérer ou non, mais qui a le mérite de nous obliger à remettre en question nos propres idées sur le théâtre, sur nos attentes quand nous nous rendons à une représentation.
Ce n'est pas un spectacle qui plaira à tous, certains le détesteront peut-être, et c'est leur droit. Pour ma part, j'aime bien quand on m'étonne et me trouble de cette façon, et c'est pourquoi j'ai tellement apprécié cette Catatonie, dont les représentations se terminent ce samedi 21 novembre à la salle de répétition du Centre culturel de Jonquière.

D'autres critiques de la pièce:

Dario Larouche

Mike the Mike

Jean-François Caron

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